Guillaume Krattinger

        Après son diplôme, Guillaume Krattinger est parti s'installer quelques temps dans le grand atelier d'une amie artiste près de Baroda, dans la jungle, à quatre cent kilomètres de Bombay. L’opportunité, affirme-t-il, d’expérimenter de nouvelles techniques et des matériaux, comme la fonte, qu’il n’avait pas la possibilité d’exploiter en France. A quelle altérité plus forte que celle du continent indien un jeune artiste peut-il se frotter pour renoncer au confort de l'univers clos d'une école d'art ? Une manière pour lui de désapprendre un peu ce qu'on lui a enseigné tout en se confrontant à un réel qui, sous ces contrées, paraît-il, scintille d'une rare puissance.

       Cette quête du réel par le biais du voyage et de la découverte de l'ailleurs est au cœur de la série des « Petites épiphanies » qu'il photographie à travers le monde. La technique qu'il utilise est celle de l'ambrotype, ou collodion humide – des plaques de verre recouvertes d'argent. Vieux procédé dont la particularité est de réagir à son environnement. Si la cimaise est blanche, la photographie reste abstraite : tâches aveugles, impression de traces poussiéreuses. Si le mur est noir, l'image apparaît. Ces compositions représentent des structures énigmatiques, des éléments singuliers de ruines post-industrielles – parallélépipèdes en béton, puits, poteaux – dans des paysages désolés où toute échelle de grandeur a été gommée, et sans qu'une culture ou qu'une époque soit réellement identifiable. L'utilisation de l'argent n'est pas anodine : pour Guillaume Krattinger la transmutation du réel par la photographie n'est pas très éloignée de certains procédés alchimiques.

       On pense parfois à l’univers du Stalker d'Andreï Tarkovsky. Tous ces éléments semblent provenir d'une même zone oubliée. Guillaume Krattinger s'intéresse à des lieux chargés de sens mais qui demeurent invisibles parce qu'ils sont cachés ou périphériques. Pourtant, des fragments d’histoires sourdent sous la surface de ces compositions. Comme si, au sein du monde industriel, les espaces et les objets étaient encore empreints de la survivance d'éléments de tradition et de spiritualité oubliés, selon un syncrétisme qui enjambe les civilisations.

       Guillaume Krattinger explore le monde à la découverte des ruines de la contemporanéité : usines abandonnées, paysages post-nucléaires (il est allé rôder du côté de Tchernobyl), rivières sauvages polluées aux couleurs irréelles… Ces enquêtes constituent un matériau qu’il reconfigure de manière allégorique. En 2010, il reconstitue dans la chapelle Saint Sauveur d’Issy-les-Moulineaux le panorama d’un champ de blé recouvert de rouille qui ploie sous son propre poids (Le vieux blé, 2010). La spécificité des espaces entropiques de Guillaume Krattinger n’est pas sans rappeler certains non-sites de Robert Smithson. Au cœur de la décrépitude, les objets désaffectés qu’il prélève sont érigés au rang de reliquats de monuments. Vestiges délabrés d’une nouvelle amnésie des territoires qui semblent se construire tout en se décomposant. Un espace d'éternelle périphérie, éclaté et excentré, au sein duquel le travail de l’artiste consiste à faire surgir la source épiphanique d’une mémoire culturelle enfouie.



Gallien Déjean
24/05/2012
Catalogue de l'exposition des félicités des Beaux-Arts de Paris